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Le lendemain soir, il s’est encore passé un truc bizarre. On allait fermer, et les clients consommaient leur dernier verre. Sam nous faisait justement signe, à Arlène, Danielle et moi, de le leur annoncer quand quelqu’un que j’avais bien cru ne jamais revoir de ma vie s’est encadré dans la porte.
Je l’ai remarqué par son crâne rasé, alors qu’il s’était immobilisé sur le seuil pour chercher une table du regard, a fugitivement accroché la lumière tamisée du bar. Très grand, très carré, il avait le teint mat, un nez arrogant, des lèvres pleines et des dents d’un blanc éclatant. Ce soir-là, il portait une veste sport couleur bronze, sur une chemise et un jean noirs.
— Quinn, a soufflé Sam.
Le shaker s’était immobilisé dans les airs à mi-parcours (Sam préparait un cocktail).
— Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
— Je ne savais pas que tu le connaissais, ai-je dit.
Je me suis sentie rougir en me rappelant que j’avais justement pensé à l’intéressé la veille. C’était lui qui avait nettoyé ma plaie à la jambe avec sa langue. Une expérience... intéressante.
— Tout le monde connaît Quinn, chez les changelings, m’a répondu Sam, impassible. Mais toi qui n’es pas des nôtres, je suis étonné que tu l’aies déjà rencontré.
Contrairement à Quinn, Sam n’impressionne pas par sa taille. Mais il ne faut pas s’y fier. Les changelings sont costauds, en général, et Sam ne fait pas exception à la règle. Il faut le voir décharger les caisses, les jours de livraison. Et puis, il a de beaux cheveux blond cuivré qui lui font comme une auréole : une vraie tête d’angelot.
— J’ai rencontré Quinn à l’élection du chef de meute de Shreveport. Il était le... maître de cérémonie, disons.
Bien sûr, Sam et moi avions déjà discuté de la lutte pour le titre de chef de meute. Shreveport n’est pas très loin de Bon Temps, et quand on est un changeling, on s’intéresse de près à ce que font les lycanthropes.
Un vrai changeling, comme Sam, peut se transformer en tout ce qu’il veut, bien qu’il ait toujours un animal fétiche. Pourtant, tous ceux qui ont la capacité de passer de la forme humaine à la forme animale se font appeler « changelings », alors que la plupart ne peuvent se transformer qu’en un animal. On les appelle alors du nom de l’animal dont ils prennent la forme : tigre-garou (comme Quinn), ours-garou, panthère-garou, etc. Les loups-garous, autrement dit les lycanthropes, font également partie des changelings, mais ils s’estiment supérieurs aux autres : plus forts, plus cultivés. Vous me suivez ?
Il faut dire que les loups-garous sont les plus nombreux, parmi les changelings – quoique, par rapport à la population totale des vampires, ils puissent être pratiquement considérés comme quantité négligeable. Il y a plusieurs raisons à cela : le taux de natalité, chez les loups-garous, est très bas, alors que la mortalité infantile est supérieure à celle généralement observée chez les humains. En outre, seul le premier-né d’un couple de lycanthropes pure souche hérite du patrimoine génétique de ses parents et se transforme en vrai loup-garou. Et encore ! Ça ne se produit pas avant la puberté (comme si l’adolescence n’était pas un âge déjà assez ingrat comme ça !).
Les changelings cultivent le secret par nature. C’est une habitude dont ils ont du mal à se défaire, même en présence d’humains plutôt sympathiques et pas très catholiques, comme moi. Il est vrai aussi que les changelings n’ont pas encore fait leur coming out, contrairement aux vampires, qui ont décidé de dévoiler leur existence aux yeux du monde.
Même Sam me cache encore des choses, plein de choses, et je le compte pourtant parmi mes amis. Il se change en colley et vient souvent me rendre visite sous cette forme (parfois, je le laisse dormir sur le tapis du salon).
Quant à Quinn, je ne le connaissais que sous son apparence humaine.
Je n’avais pas parlé de Quinn à Sam, quand je lui avais raconté le combat entre Jackson Herveaux et Patrick Furnan pour le titre de chef de meute. D’où son froncement de sourcils réprobateur. Ça ne lui plaisait pas que j’aie gardé ça pour moi. Je ne l’avais pourtant pas fait exprès. Je me suis retournée vers Quinn. Il avait levé la tête, les narines légèrement dilatées. Quelle piste avait-il flairée ? Qui traquait-il ?
En le voyant se diriger sans hésitation vers mon secteur, alors qu’une dizaine de tables libres lui tendaient les bras dans celui d’Arlène, j’ai compris : la proie qu’il traquait, c’était moi.
Bien, bien, bien...
J’ai jeté un coup d’œil à mon boss pour voir sa réaction (Sam avait ma confiance pleine et entière depuis maintenant cinq ans. Il ne l’avait jamais trahie).
Il a hoché la tête, mais il n’avait pas l’air content.
— Va voir ce qu’il veut, a-t-il grommelé, si bas que ça tenait presque du grondement.
Je me suis donc dirigée vers Quinn, mais plus je me rapprochais de lui, plus je me sentais nerveuse. Qu’est-ce qui me prenait de me mettre dans des états pareils ?
— Bonsoir, Qu... monsieur Quinn. Qu’est-ce que je peux vous servir ? J’ai bien peur qu’on ne soit sur le point de fermer, mais j’ai encore le temps de vous apporter un verre.
Il a alors fermé les yeux et pris une profonde inspiration, comme s’il me humait.
— Je vous reconnaîtrais dans le noir complet, m’a-t-il dit en souriant.
C’était un sourire franc, un beau sourire.
J’ai préféré regarder ailleurs, réprimant le rictus coincé qui me montait aux lèvres. À croire que je faisais ma timide. De mieux en mieux !
— J’imagine que je dois vous remercier, ai-je dit prudemment. C’est un compliment ?
— En tout cas, c’était l’idée. Qui est le chien derrière le bar qui me balance un « bas les pattes » du regard ?
Il avait dit « le chien » comme j’aurais dit « le petit brun au fond ». Ça n’avait rien de péjoratif dans son esprit.
— C’est mon patron, Sam Merlotte.
— Il s’intéresse à vous ?
— J’espère bien. Ça fait cinq ans que je travaille pour lui.
— Mmm... Et si je prenais une petite bière ?
— Pas de problème. Laquelle ?
— Bud.
— Tout de suite.
Je me suis retournée pour me diriger vers le comptoir. Je savais qu’il me regardait parce que je sentais son regard. Il ne m’a pas quittée des yeux une seconde. Et, quoique ses pensées soient aussi bien gardées que celles de n’importe quel changeling, je savais qu’il m’admirait.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
Sam était presque... hérissé. S’il avait été sous sa forme animale, ses poils se seraient dressés le long de son échine.
— Une Bud.
Sam m’a lancé un coup d’œil assassin.
— Ce n’est pas ce que je veux dire et tu le sais très bien.
J’ai haussé les épaules. Je n’avais pas la moindre idée de ce que cherchait Quinn.
Sam a posé la bière demandée sur le comptoir, à un millimètre de mes doigts, si brutalement que ça m’a fait sursauter. J’ai rivé sur lui un regard glacial, assez longtemps pour bien lui faire comprendre que son attitude me déplaisait souverainement, puis je suis allée servir mon retardataire.
Quinn m’a payé le prix de sa consommation, plus un généreux pourboire (pas excessif non plus, ce qui m’aurait donné l’impression de me faire acheter) que j’ai glissé dans ma poche. Puis j’ai recommencé à faire le tour de mes tables.
— Vous venez rendre visite à quelqu’un dans le coin ? lui ai-je demandé en passant devant lui, après avoir débarrassé la table voisine.
La plupart des clients réglaient leur note et quittaient le bar. Il y avait bien un endroit où on pouvait prendre un dernier verre après l’heure légale – un endroit dont Sam prétendait d’ailleurs ignorer l’existence –, mais c’était en pleine cambrousse et les habitués de Chez Merlotte allaient, en grande majorité, se coucher. Si on pouvait dire d’un troquet qu’il était familial, c’était le cas de Chez Merlotte.
— Oui, à toi.
Il ne me laissait pas beaucoup de portes de sortie, là. Et son tutoiement me remettait très vivement en mémoire le petit intermède troublant de notre première rencontre. On s’était tutoyés, après...
J’ai continué mon chemin comme si de rien n’était, mais j’ai failli laisser tomber un verre quand j’ai déchargé mon plateau.
Dès que j’ai pu me rapprocher de Quinn, je lui ai demandé :
— C’est pour affaires ou c’est personnel ?
— Les deux.
La partie «pour affaires » m’a un peu refroidie. Mais ça m’a incitée à plus de vigilance, et ce n’était pas plus mal. Vous avez intérêt à avoir toute votre tête, quand vous parlez business avec les Cess. Elles ont des motivations et des désirs que les gens ordinaires ne peuvent même pas imaginer. Je suis bien placée pour le savoir puisque, toute ma vie, j’ai été l’involontaire dépositaire de toutes ces motivations et de tous ces désirs «normaux », justement.
Lorsque la salle a été déserte (en dehors des serveuses et du patron), Quinn s’est levé et s’est tourné vers moi, comme s’il attendait quelque chose. Je me suis dirigée vers lui avec un sourire radieux (je souris toujours comme ça quand je suis nerveuse). Ça ne m’a pas déplu de constater que Quinn était presque aussi tendu que moi. Je le percevais aux ondes qu’il émettait.
— Je vais te retrouver chez toi, si ça ne te dérange pas, m’a-t-il annoncé en baissant les yeux vers moi, l’air soudain sérieux. Si ça te pose un problème, on peut se voir ailleurs. Mais il faut que je te parle ce soir. A moins que tu ne sois trop fatiguée ?
La demande avait été poliment formulée. Arlène et Danielle faisaient de gros efforts pour ne pas suivre la scène. Autrement dit, elles essayaient de nous regarder seulement quand Quinn ne pouvait pas les voir. Sam, lui, nous tournait carrément le dos et farfouillait derrière le bar, ignorant délibérément la présence d’un autre changeling dans la salle. Ça en devenait franchement gênant.
J’ai rapidement réfléchi à la proposition de Quinn. S’il venait chez moi, je serais à sa merci. J’habite une maison isolée et n’ai pour unique voisin que mon ex, Bill. Et encore, il vit de l’autre côté du cimetière. Pourtant, si j’étais sortie avec Quinn, j’aurais trouvé tout naturel qu’il me raccompagne chez moi. D’après le peu que je pouvais lire dans ses pensées, il n’avait aucune mauvaise intention à mon égard.
— D’accord.
Il s’est tout de suite détendu et m’a de nouveau gratifiée d’un de ses sourires étincelants. J’ai récupéré son verre vide et soudain réalisé que trois paires d’yeux me fixaient d’un air réprobateur. Sam parce qu’il faisait la tête, Arlène et Danielle parce qu’elles ne parvenaient pas à comprendre comment on pouvait me préférer à elles. Pourtant, face à Quinn, elles n’en auraient sans doute pas mené large... Il se dégageait de lui un truc bizarre, comme une odeur inconnue qui vous alerte, une odeur que même le plus bouché des humains aurait sentie.
— J’en ai pour une minute, lui ai-je lancé.
— Prends ton temps.
J’ai garni les derniers raviers de porcelaine blanche, qui ornaient chaque table, des petits sachets de sucre et d’édulcorant réglementaires et vérifié que salières et poivrières étaient dûment remplies. Puis je me suis hâtée de récupérer mon sac dans le bureau de Sam et me suis éclipsée.
Dans le parking, j’ai vu démarrer derrière moi un superbe pick-up vert foncé à double cabine et benne couverte. À la lumière des lampadaires, avec ses pneus d’un noir luisant et ses enjoliveurs rutilants, la bête semblait sortir de chez le concessionnaire. J’aurais parié qu’elle possédait toutes les dernières options possibles et imaginables. La grande classe ! Mon frère aurait bavé devant et, pourtant, il avait fait peindre des flammes turquoise et rose vif sur les flancs de son propre pick-up. C’est dire.
J’ai pris vers le sud par Hummingbird Road et tourné à gauche pour emprunter mon allée. Après l’avoir suivie à travers une forêt de près d’un hectare, j’ai atteint la clairière où se dresse ma vieille maison. J’avais allumé les lumières extérieures avant de partir, et le poteau électrique faisait office de lampadaire, avec son système de sécurité qui s’allumait automatiquement. Autant dire que la clairière était bien éclairée. Je me suis garée derrière la maison, et Quinn s’est arrêté à côté de moi.
Il est descendu de son pick-up et a jeté un regard circulaire. La lampe du poteau électrique éclairait une petite cour proprette. L’allée était en excellent état, et j’avais récemment repeint la cabane à outils du fond. Bien sûr, il y avait la bouteille de gaz qu’aucun effort de jardinage n’aurait pu camoufler. Mais ma grand-mère avait planté plein de fleurs, en plus des parterres et des massifs qui s’étaient multipliés au cours des cent cinquante années pendant lesquelles ma famille avait habité ici. Je vivais dans cette maison depuis l’âge de dix ans, et je l’adorais.
Elle n’avait pourtant rien d’un palace. Après tout, ce n’était qu’une simple ferme qu’on avait agrandie et transformée au fil des ans. Pour les gros travaux de réparation qui dépassaient mes compétences, mon frère m’aidait parfois. Il n’avait pas vraiment apprécié que notre grand-mère me lègue la maison et le terrain. Mais il avait emménagé dans la maison de nos parents à sa majorité, et je ne lui avais jamais demandé de me payer sa part sur la propriété. Le testament de Granny m’avait semblé juste. Il avait simplement fallu un peu de temps à Jason pour comprendre que, pour elle, c’était la meilleure chose à faire.
On s’était un peu rapprochés, ces derniers mois.
J’ai ouvert la porte de derrière et précédé Quinn dans la cuisine. Il a regardé autour de lui avec curiosité, pendant que je suspendais ma veste au dossier d’une des chaises rangées autour de la table. C’était là que je prenais mes repas, en général.
— Oh ! Mais c’est en chantier, a-t-il murmuré.
Les placards étaient encore par terre, en pièces détachées. Quand ils seraient montés, il ne resterait plus qu’à refaire les peintures et à installer les plans de travail. Après, je pourrais enfin respirer.
— Ma cuisine a brûlé il y a quelques semaines, lui ai-je expliqué. L’entrepreneur a eu une annulation de dernière minute et m’a fait tout ça en un temps record. Malheureusement, les placards ont été livrés en retard : quand ils sont arrivés, il avait déjà mis son équipe sur un autre chantier. Mais, comme ils ont terminé là-bas, j’imagine qu’ils finiront par revenir. Un jour...
En attendant, je pouvais tout au moins jouir du plaisir de me retrouver dans ma maison. Sam m’avait gentiment proposé un des meublés qu’il louait en ville (à un prix défiant toute concurrence), et j’avais drôlement apprécié les sols bien nivelés, la plomberie et la robinetterie neuves, sans compter la présence parfois bien utile des voisins. Mais, quoi qu’on en dise, on se sent quand même mieux chez soi.
La nouvelle gazinière avait été installée. Je pouvais donc cuisiner. Et j’avais posé une planche de contre-plaqué sur le dessus des placards pour m’en faire un plan de travail. Le nouveau réfrigérateur, d’un blanc immaculé, ronronnait en sourdine dans son coin. Cette impression de neuf me surprenait chaque fois que je franchissais la porte de derrière (neuve elle aussi, plus solide et plus sûre avec son judas et son verrou), après avoir traversé la véranda, désormais plus large, couverte et fermée.
— C’est à partir de là que commence la maison d’origine, ai-je indiqué à mon visiteur, en franchissant la porte qui donnait dans le couloir.
Seules quelques lames de plancher avaient dû être remplacées, dans le reste de la maison. Mais tout avait été lessivé et repeint. Non seulement murs et plafonds étaient noirs de fumée, mais il avait fallu chasser l’odeur de brûlé. J’avais changé certains rideaux, jeté quelques tapis et passé des heures à nettoyer.
— Du beau boulot, a commenté Quinn en examinant la façon dont les deux parties de la maison avaient été réunies.
Ravie, je l’ai invité à me suivre dans le salon. J’avais plaisir à faire visiter la maison, maintenant que tout, du tissu des fauteuils au verre du moindre cadre, était d’une propreté irréprochable.
Dieu bénisse mon assureur et l’argent que j’avais gagné en cachant Éric chez moi ! Les travaux avaient fait un sacré trou dans mes économies, mais j’avais eu la chance d’en avoir quand j’en avais eu besoin et je pouvais en remercier le Ciel.
Il y avait du bois dans la cheminée, mais il faisait tout simplement trop chaud pour allumer un feu. Quinn a pris place dans un des fauteuils, et je me suis assise en face de lui.
— Je peux te servir quelque chose ? Une bière, un café, un thé glacé ? lui ai-je demandé, jouant les parfaites hôtesses.
— Non, merci.
Il m’a adressé un sourire. Et ce n’était pas un sourire de politesse.
— J’avais envie de te revoir depuis le jour où je t’ai rencontrée à Shreveport, m’a-t-il alors lancé.
J’ai dû prendre sur moi pour ne pas baisser les yeux. Les siens étaient toujours de ce même mauve insensé.
— Rude journée pour les Herveaux, ai-je soupiré.
— Oui. Tu as fréquenté Lèn pendant un moment, non ? s’est-il enquis d’un ton parfaitement neutre.
J’ai songé à deux ou trois réponses possibles. J’ai opté pour :
— Je ne l’ai pas revu depuis l’élection.
Son sourire s’est élargi.
— Tu ne sors pas avec lui, alors ?
J’ai secoué la tête.
— Donc, tu es libre ?
— Oui.
— Je ne marcherai sur les pieds de personne ?
J’ai essayé de sourire, mais le résultat n’a pas été très concluant.
— Je n’ai pas dit ça...
Il y avait effectivement des pieds, et ces pieds-là n’allaient pas sauter de joie. Mais ils n’avaient aucun droit de se mettre en travers de ma route.
— Je pense que je saurai tenir quelques ex grincheux à distance. Alors, tu veux bien sortir avec moi ?
Je l’ai regardé une ou deux secondes, le temps d’une petite incursion dans son esprit. Dans le flou de ses pensées, je n’ai perçu ni mensonge déguisé ni désir égoïste de profiter de moi, juste une attente pleine d’espoir. Quant à mes réserves personnelles, à peine ai-je eu le temps de les identifier qu’elles s’évaporaient.
— Oui. Oui, je veux bien.
En voyant son magnifique sourire d’un blanc étincelant, je n’ai pas pu m’empêcher de lui sourire à mon tour. Et je n’ai pas eu à me forcer, cette fois.
— Bon. Nous avons réglé la partie agréable. Maintenant, venons-en à la partie business, qui n’a aucun lien avec la précédente.
— Bien, ai-je acquiescé en remisant mon sourire au placard.
J’espérais avoir de prochaines occasions de le ressortir, mais les affaires dont Quinn voulait me parler avaient forcément un rapport avec les Cess, et quand on s’aventure dans ce monde-là, on a intérêt à regarder où on va : finie la tranquillité d’esprit.
— Tu as entendu parler du sommet régional ?
L’assemblée des vampires : les rois et reines d’un certain nombre d’États mitoyens devaient se réunir pour débattre de... eh bien, d’histoires de vampires.
— Éric m’en a touché un mot.
— Il t’a déjà engagée pour intervenir là-bas ?
— Il m’a laissé entendre qu’il aurait besoin de moi.
— La reine de Louisiane a découvert que j’étais dans les parages et m’a demandé de solliciter tes services. Sa demande prévaut sur celle d’Éric, j’imagine.
— Il faudra que tu voies ça directement avec lui.
— Je crois que c’est toi qui vas devoir le lui annoncer. Pour Éric, les désirs de la reine sont des ordres.
J’ai senti que je changeais de tête. Je n’avais aucune envie d’annoncer à Éric, shérif de la cinquième zone de Louisiane, quoi que ce soit. Les sentiments qu’Éric éprouvait à mon égard n’étaient pas très clairs. Il ne savait pas trop où il en était, en ce qui me concernait. Et s’il y a une chose que les vampires détestent, c’est bien de ne pas savoir où ils en sont. Le shérif de la cinquième zone avait fait une crise d’amnésie à la suite d’un sort qu’une sorcière lui avait jeté, laquelle amnésie correspondait précisément aux quelques jours durant lesquels je l’avais hébergé. Éric aimait contrôler les choses (et les gens, accessoirement), et cette perte de mémoire l’avait rendu fou. Il avait donc saisi la première occasion qui s’était présentée pour me contraindre à lui révéler ce qui s’était passé, profitant d’un service que j’avais été obligée de lui demander pour exiger, en échange, le récit détaillé de ce qu’il avait fait pendant qu’il séjournait sous mon toit.
J’avais peut-être poussé la franchise un peu loin. Non qu’Éric ait été surpris d’apprendre qu’on avait couché ensemble, mais il avait été stupéfait quand je lui avais annoncé qu’il m’avait proposé d’abandonner ses affaires et sa position – si chèrement acquise – à la tête des vampires de sa zone pour venir vivre avec moi.
Si vous connaissiez Éric comme moi, vous sauriez que cette idée lui était absolument intolérable.
Depuis, il ne me parlait plus. Il se contentait de me regarder fixement quand on se rencontrait, comme s’il essayait de retrouver ses propres souvenirs de cette période pour me prouver par a + b que je m’étais trompée. Ça m’attristait que notre relation passée – pas ce bonheur secret qu’on avait connu pendant les quelques jours de son amnésie, mais cette complicité jubilatoire entre un homme et une femme que tout sépare, mais qui ont le même sens de l’humour –, que cette relation, donc, n’existe plus.
Je savais que c’était à moi de lui dire que sa reine l’avait doublé, mais je n’en avais vraiment aucune envie.
— Le sourire s’est envolé, a commenté Quinn.
Il avait l’air sérieux, lui aussi.
— Eh bien, Éric est un...
Je ne savais pas trop comment finir ma phrase.
— Éric est un mec compliqué.
Si c’était pour bredouiller ça, j’aurais mieux fait de me taire.
— Qu’est-ce qu’on va faire pour notre première sortie ? a alors lancé Quinn, qui se révélait doué pour détourner la conversation.
— On pourrait aller au ciné, ai-je aussitôt embrayé.
— Et après, on pourrait dîner à Shreveport. Chez Ralph et Kacoo, par exemple.
— Il paraît que leur étouffée d’écrevisses est excellente, ai-je renchéri, soucieuse d’entretenir la conversation.
— Et qui n’aime pas l’étouffée d’écrevisses ? On pourrait aussi se faire un bowling.
Mon grand-oncle avait été champion de bowling. Je revoyais encore les chaussures spéciales qu’il enfilait comme si j’y étais. J’ai tressailli.
— Je ne sais pas jouer.
— On pourrait assister à un match de hockey.
— Ça serait sympa.
— On pourrait aussi faire la cuisine ici, tous les deux, et regarder un DVD sur ton canapé.
— Je préfère garder ça pour une autre fois.
Ça me semblait un peu trop intime, pour un premier rendez-vous. Non que j’aie tant d’expérience que ça en la matière, mais je sais que la proximité d’une chambre n’est jamais une bonne idée, à moins d’être sûr de ne pas le regretter, si, de fil en aiguille, on se retrouve entraîné dans cette direction au cours de la soirée.
— On pourrait aller voir Les Producteurs. Ils vont reprendre la pièce au théâtre de Shreveport.
— Ah, oui ?
Cette fois, j’étais emballée. Le théâtre de Shreveport, récemment restauré, accueillait des compagnies en tournée, tant pour des pièces de théâtre que pour des ballets. Je n’étais jamais allée au théâtre. Ça devait coûter une fortune, non ? Enfin, Quinn ne me l’aurait certainement pas proposé s’il n’avait pas eu les moyens de payer les places.
— Vraiment, on pourrait ? ai-je tout de même insisté.
Il a hoché la tête.
— Je ferai les réservations pour ce week-end. Tu es de service ?
— J’ai ma soirée vendredi, ai-je répondu avec enthousiasme. Et... euh... je serais ravie de participer, pour la place...
— C’est moi qui t’ai invitée : c’est moi qui régale.
Son ton était sans réplique. D’après ce que je pouvais lire dans ses pensées, il était même surpris par ma proposition. Il trouvait ça... attendrissant. Mmm... je n’aimais pas ça.
— Bon. Alors, c’est décidé. Dès que je rentrerai, je ferai les réservations en ligne, a-t-il décrété. Je sais qu’il reste de bonnes places parce que j’ai déjà regardé, avant de venir.
J’ai immédiatement commencé à me demander ce que j’allais bien pouvoir porter, forcément. Mais j’ai remis ça à plus tard.
— Quinn, tu ne m’as jamais dit où tu vivais exactement...
— J’ai une maison à la sortie de Memphis.
— Oh !
Ça faisait un peu loin pour entretenir une relation amoureuse, non ?
— J’ai des parts dans une société qui s’appelle Spécial Events. Nous sommes une sorte de ramification secrète de Extreme(ly Elégant) Events. J’imagine que tu as déjà vu le logo : E (E) E ? s’est-il enquis en dessinant les parenthèses avec les doigts.
J’ai hoché la tête. E (E) E organisait des événements très haut de gamme à l’échelle nationale.
— On est quatre associés à travailler pour Spécial Events et on a chacun quelques employés à plein ou à mi-temps sous nos ordres. Comme on voyage beaucoup, on a des pied-à-terre un peu partout dans le pays. Certains se limitent à de simples chambres chez des amis ou des collègues, d’autres sont de vrais appartements. Celui que j’occupe, quand je travaille dans ce secteur, se trouve à Shreveport : une maison d’hôtes sur la propriété d’un changeling.
En moins de deux minutes, j’avais appris plein de choses sur lui.
— Alors, comme ça, tu organises des événements pour les Cess... Voilà donc pourquoi c’était toi le maître de cérémonie lors de l’élection du chef de meute...
Un tel travail n’avait pas été sans risques et avait requis tout un tas de matériel très spécial : un job d’expert.
— Que fais-tu d’autre ? lui ai-je demandé. Les compétitions comme celle-là doivent être très épisodiques. Quels autres genres d’événements peux-tu mettre en scène ?
— Habituellement, je gère tout le Sud-Est, de la Géorgie jusqu’au Texas, a-t-il répondu en se penchant en avant, les mains sur les genoux. Du Tennessee, au nord, à la Floride, au sud. Dans tous ces États, quand on doit organiser un combat de chefs de meute, un rite d’ascension pour un chaman ou une sorcière ou une union matrimoniale hiérarchique entre vampires, et qu’on veut faire ça bien, c’est à moi qu’on s’adresse.
J’ai repensé aux photos insensées dans le book très spécial d’Alfred Cumberland.
— Et ça suffit à t’occuper à plein temps ?
— Oh, oui ! Évidemment, certaines de ces manifestations sont saisonnières. Les vampires se marient en hiver, par exemple, pour profiter des nuits les plus longues de l’année. J’ai fait un mariage hiérarchique à La Nouvelle-Orléans, en janvier dernier. Et puis, certains événements sont liés au calendrier wiccan ou à l’âge de la puberté...
— Et tu as trois associés qui font ça à plein temps aussi ? Je suis désolée, je te cuisine un peu, mais c’est une façon si intéressante de gagner sa vie.
— Ravi que tu voies les choses comme ça. C’est un job qui demande aussi d’être doué pour les relations publiques, de faire preuve de diplomatie, d’être rigoureux et d’avoir le sens du détail.
— Il faut être drôlement solide, avoir des nerfs d’acier...
J’avais lâché ça dans un murmure. Je pensais à haute voix.
Un petit sourire est venu se dessiner lentement sur ses lèvres sensuelles.
— Aucun problème à ce niveau-là.
Effectivement, il ne semblait vraiment pas que ce soit un problème pour Quinn.
— Et il faut savoir jauger les gens auxquels on a affaire pour pouvoir orienter les clients dans la bonne direction et leur donner entière satisfaction, a-t-il ajouté.
— Tu n’aurais pas des histoires rigolotes à me raconter ? À moins que tu ne sois tenu par le secret professionnel ?
— Nos clients signent un contrat, mais aucun d’eux n’a jamais exigé de clause de confidentialité. De toute façon, quand on bosse pour Spécial Events, on a rarement l’occasion de raconter ce qu’on fait. La plupart de nos clients menant encore une existence souterraine, je ne vois pas à qui on pourrait en parler. C’est même plutôt un soulagement de pouvoir le faire aussi ouvertement. En général, je suis obligé de dire à la fille que je fréquente que je suis consultant en je ne sais quoi, ou un bobard de ce genre.
— Pour moi aussi, c’est un soulagement de ne pas devoir faire constamment attention à ce que je dis, de peur de vendre la mèche.
— Une chance qu’on se soit trouvés, alors ? a-t-il lancé avec un nouveau sourire éclatant. Mais je ferais peut-être mieux de te laisser te reposer. Tu sors du boulot, après tout.
Il s’est levé et, après avoir déplié ses deux mètres de splendeur virile, s’est étiré – un geste impressionnant chez quelqu’un d’aussi musclé. Il n’était pas impossible non plus qu’il sache pertinemment qu’il était à son avantage quand il s’étirait. J’ai baissé la tête pour cacher mon sourire. Ça m’amusait plutôt qu’il essaie de m’impressionner. Et ça ne me déplaisait pas du tout, bien au contraire.
Il m’a tendu la main et, d’un simple geste, m’a relevée. Je sentais toute son attention focalisée sur moi.
Sa main était chaude et ferme. Il aurait pu me briser les os rien qu’en serrant les doigts.
J’imagine qu’une femme ordinaire ne se fait pas ce genre de réflexion – elle ne se demande pas en combien de temps son petit ami pourrait la tuer. Mais je ne serai jamais une femme ordinaire. Je m’en suis rendu compte dès que j’ai été en âge de comprendre que tous les enfants ne savaient pas immédiatement ce que les membres de leur famille pensaient d’eux. Toutes les petites filles ne savaient pas quand leurs maîtresses les aimaient, quand elles les détestaient ou quand elles les comparaient à leur frère (Jason était déjà un vrai charmeur à l’époque). Toutes les petites filles n’avaient pas un grand-oncle bizarre qui essayait de les peloter dans les coins à chaque réunion de famille.
J’ai donc laissé Quinn me tenir la main. J’ai plongé les yeux dans l’incroyable mauve de ses prunelles et je me suis accordé une minute de bonheur, le laissant m’envelopper de son regard débordant d’admiration. C’était comme plonger dans un bain de reconnaissance.
Lorsqu’il m’a souhaité une bonne nuit, ses lèvres ont effleuré ma joue, et j’ai souri.
J’aime qu’un homme sache quand il faut prendre son temps... et quand il faut accélérer les choses.